A 83 ans, Bertrand Bralong, avait encore de beaux restes, son regard goguenard témoignait, en silence, de ses expériences passées. Bien que le destin l’eût affublé de mille surnoms, il ne répondait plus qu’à trois appels différents. Les gens « biens, comme il faut » et les autorités se devaient de l’appeler toujours « Monsieur Bralong », toute proximité de leur part était malvenue. Et c’était sans hésiter qu’il les aurait remis, rapidement, à leur place. D’ailleurs, ceux qui le craignaient, avaient vite fait de japper de lui, sous le nom de « Barbe Noire ». A son âge avancé, il ne souffrait toujours pas de cheveux blancs et marchait, sans canne, les mains jointes dérrière le dos. Il y 14 ans , lors de la naissance de son premier petit-enfant, il avait laissé pousser sa barbe. Taillée dans un bel arrondi, il en prenait soin au quotidien. Elle le rajeunissait à tel point qu’il entendait, régulièrement, de la part d’autres vieillards plus jeunes que lui , cette même rengaine : « Vous verrez, quand vous aurez mon âge » . Il souriait d’un coin de la bouche et acquiesçait pour ne pas alourdir leur peine.
Mais « Barbe Noire » avait tout fait pour rester jeune, il n’avait pas voulu tuer l'enfant en lui. Il continuait,ainsi, à s'émerveiller de tout, etpar la même occasion ne tarissait pas d’apprendre. Considérant la rencontre avec sa propre mort, comme un passage obligé, il l'attendait au détour de son chemin, sans que se fut , ni une source d'inquiétude, ni une peur dominatrice. Au contraire, la mort faisait partie de la vie et s'inscrivait dans son mouvement et dans sa continuité.
Sa femme, la famille et les proches, quant eux, pouvaient allègrement se permettre de le héler sous le doux nom de « Trambouille ». Un surnom qui correspondait à une confiance réciproque, à une amitié aguerrie, à des instants uniques partagés ensembles. Pour tous les autres, il appréciait un simple « Monsieur Trambert », qui distillait un mélange parfumé de respect et de complicité.
Le printemps approchant, Trambouille avait décidé, ce matin-là, de mettre l’ordre dans « sa grotte de l’ours ». C’était un long cabanon de jardin, qu’il s’était offert le jour de sa retraite, territoire interdit et jardin de ses secrets. Même Marjolaine n’osait s’approcher à plus de dix mètres, sans risquer un aboiement féroce :
- « Qu’est-ce que tu fous là ? Sacrebleu, tu travailles pour Big Brother maintenant ! »
Marjolaine Bralong était une petite femme menue mais courageuse, qui n’avait pas hésité à apprivoiser le gros ours, dans son bel âge. Malgré les apparences, elle savait s’y prendre pour obtenir de lui tout ce qu’elle désirait. D’une intuition toute naïve, elle avait compris le personnage très rapidement. Amour et amitié avaient trouvé leur place dans cette relation qui perdurait depuis bientôt 60 ans. Elle se plaisait à dire, qu'elle avait choisi Trambouille juste pour abandonner son nom de jeune fille, qui ne lui plaisait guère. A l’époque, elle s’appelait encore Marjolaine Courtepatte.
Sur le pas de la porte de la cuisine, qui donnait sur la terrasse du jardin, Marjolaine cria dans la direction du cabanon.
« Ohé ! Trambouille ! Si tu veux manger aujourd’hui… Faudra me faire des courses… la liste est prête… elle n’attend plus que toi »
« Oui ! Ma Citrouille, j’arrive » c’est comme cela qu’il répondait à ses appels, juste pour le plaisir de la rime.
Quand il arriva sur la terrasse, un chat tigré sortit, ventre à terre, de la maison, il avait dû entendre la voix de Trambouille, et se doutait bien qu’il risquât gros à traîner dans la maison.
« Saleté bestiole, si je trouve un seul poil sur mon fauteuil, je jure sur la tête de Flint, que je l’écharpe » pesta-t-il ?
Trambouille avait gagné bien des combats dans sa vie, se mettre sur son chemin, en connaissance de cause, relevait vraiment de l’audace et de la témérité. Et pourtant, il y avait une guerre qu’il menait à perte depuis bien longtemps.
Pour ses 50 ans, il avait, à l’époque, réuni sa famille et ses amis. Tout le monde avait été surpris de recevoir une pareille invitation de sa part. En effet, Trambouille était plutôt du genre à fêter ses anniversaires, dans les bois, autour d’un feu, avec pour seule compagnie un ou deux autres ours de son acabit. Tout le monde se doutait bien qu’il se tramât quelque chose d’important. Tant et si bien, que, lorsqu’il demanda un peu silence, l’assemblée cessa, aussitôt, les discussions pour prêter attention. Avant de commencer, il s’assura que tout le monde le regardait. Il prit le temps de croiser, un à un, les regards de chacune des personnes à qui il adressait plus particulièrement le message suivant :
« J’ai décidé aujourd’hui, de poser mon premier principe de « Vieux-Con ». Dorénavant, je déclare la guerre à tous les chats ! »
Quelques chuchotements légers se firent sentir dans l’assemblée. Ils n’échappèrent pas à l’oreille de Trambouille, qui ne souriait pas du tout.
« Silence, s’il vous plaît, je n’ai pas terminé et je suis le plus sérieux du monde, dans cette affaire ! » Trambouille poursuivit : « Par conséquent je ne visiterai plus, quiconque possède un chat, ma décision est prise, et elle est irrévocable ! Je suis allergique aux chats, depuis ma plus tendre enfance, et j’estime que le temps des compromis est révolu. Je n’oblige personne à me recevoir, et vous serez toujours les bienvenus chez moi. De plus, je veux que le mot « chat »soit banni à jamais en ma présence, par respect pour ma décision et mon amitié »
« Voyons Trambouille, tu ne peux pas faire ça… » Tenta Horace, un ami peintre.
La réponse fusa en un instant : « Ecoute l’artiste, tu as passé ta vie à peindre et à faire ce tu voulais, je ne t’ai jamais jugé, alors si quelque chose, ici, ne te convient pas, tu es assez grand pour prendre la porte. Pour moi, l'affaire est close ! »
Pulpo, un vieux compagnon de flibuste, se leva. Les deux hommes s’adoraient, depuis la fin des temps, ni femme , ni embrouille n'était parvenue à les séparer. Il n’y avait que lui pour oser détendre l’atmosphère. Et, prenant les convives à témoin, d’un geste large de la main, il demanda:
« Excuse-moi, Trambouille, mais serait-il encore permis d’employer le mot «chatte » en ta présence»
Un sourire asymétrique se dessina sur le visage de Trambouille, l’assemblée éclata de rire aussitôt, et la fête reprit de plus belle. Pourtant le message était passé !